Toulon, Juin 1966-Juin 1971



Nous habitions une tour vitrée, le Plein ciel, au 8ème étage, à l’entrée de la ville, assez proche du centre. Pas trop mon truc, mais bon, vivable. J’entrais en 3ème et nous étions, Jacques et moi, dans le CES où Maman enseignait. Contraste avec le Centre. L’accent, le soleil et la pétanque. La mer bien sûr.

La première année, j’ai joué au foot, comme gardien de but. J’avais un maillot vert. J’aimais le foot mais pas beaucoup l’ambiance. Le bridge a du bon, un an après notre arrivée, nous avons été admis dans le club très fermé réservé aux officiers de marine grâce à Papa qui commençait à être joueur reconnu. Il avait dû aussi faire du charme aux femmes d’officier. Son carnet de tournois était plein, ce que maman n’appréciait pas beaucoup. Mais, c’était surtout un moyen pour assurer son admission. Ces bridgeuses n’étaient pas très jojos.

Le CSM (Club Sportif de la Marine). Le paradis. Huit magnifiques courts en terre battue, avec un central digne de Roland-Garros. Un tournoi international tous les ans à Pâques. J’ai toujours eu une passion pour le tennis, en 6 mois, je battais tous les enfants du club qui prenaient des leçons depuis des années. Avec Jacques et Alain, nous allions au club pratiquement tous les jours.

Au fond du club, un terrain de Basket, sur lequel nous jouions dans des parties organisées par Mme Amouretti. Une ancienne première série de tennis, mariée à un amiral, bonne joueuse de bridge aussi, qui à 60 ans se baignait tous les jours de l’année.

Les anciens du club, Monsieur Adalid, Guy D’aubarède (ex – 4/6), L’amiral Javouhey et quelques autres.  Après leur double, puis leur partie de boules, ils faisaient leur belote à leur table, à côté du bar, prenant leur Guignolet Kirch à l’heure de l’apéro. Tout cela avec sérieux concernant le jeu et humour méridional pour leurs échanges. Consécration, au bout de 2 ans, j’ai été admis, à l’occasion, dans leurs parties de tennis et de belote.

Avec les jeunes du CSM, nous formions une grande bande de 7 à 25 ans et nous jouions à tout. Au football, dans le terrain de basket. Des tournantes de ping-pong, très disputées. Les cartes bien-sûr, tarot, canasta, bridge et poker.  Nous avons vite intéressé les parties. Dès 15 ans, j’y gagnais un confortable argent de poche.

Certains fils d’officiers de haut grade, élevés sévèrement, pouvaient se comporter comme des petits voyous. Ils volaient dans les vestiaires. Ils montaient sur le toit pour regarder les femmes sous la douche. C’était malgré tout de bons garçons et de bons copains. Un jour, la police maritime est venue enquêter sur ces vols. Avant que nous entrions au club, ils avaient déjà volé une mobylette. 

Jacques était le seul avec qui je perdais des paris. Quand je jouais avec lui au tennis, je lui rendais toujours des handicaps trop forts. Je perdais et je faisais quitte ou double et je perdais encore. Il fallait toujours que nous soyons en compétition, c’était un moteur pour nous deux, mais nous n’aimions perdre ni l’un ni l’autre. J’avais l’avantage de l’âge et de la force, il était normal qu’il ait, de temps en temps, celui de la mauvaise foi.

En plus du CSM, Papa allait régulièrement jouer au bridge en partie libre dans un bar de Sanary, le tarif devait y être plus élevé. J’avais droit de l’accompagner le jeudi. Je suis venu aussi souvent que j’ai pu. Dans cette partie, il y avait des figures. Un docteur chauve, grand admirateur de la gente féminine, qui avait une jaguar jaune, un autre, avec un très fort accent marseillais, dont l’expression favorite quand il jouait une carte gagnante était « et là qu’as-tu ! ». Il insistait toujours pour m’offrir une glace. A vrai dire, j’étais plus intéressé par les cartes.

J’ai fait mon premier tournoi de bridge à Bandol, au grand hôtel de l’ile rousse, à 15 ans, avec Pierre Murciani. 8ème sur 15. Au début, nous avions inventé notre méthode d’enchère le « Belphégore » puis nous avons joué le « Béta », une nouvelle méthode artificielle. Nous avons joué ensemble pendant plusieurs années avec des résultats très honorables. Pierre, qui était le plus âgé, était le chef de la bande du CSM. Roublard, il s’était attribué lui-même le surnom « Le fourbe ». Il n’a jamais beaucoup travaillé ensuite. Devenant professionnel de Blackjack pendant un temps. Comptant les cartes dans les casinos, ce qui était interdit, jusqu’au moment où il s’est fait repérer par la police des jeux. Aujourd’hui, il joue dans l’équipe de bridge de Jacques. Le bridge est une grande famille.

Alors que Jacques débutait au bridge, nous avions été 2ème au tournoi du CSM, gagnant une bouteille de Frontignan, malgré qu’il ait passé sur un blackwood parce qu’il pensait que j’étais trop optimiste. Tous les deux, nous avons aussi fait nos armes en jouant avec Maman. Ce n’était pas une sinécure, elle jouait avec son radar et perdait aussi ses moyens facilement. Papa n’a jamais joué avec nous, avant que nous ayons un très bon niveau. Trop concentré sur ses propres objectifs.

L’été, nous allions souvent à la plage, nageant tous ensemble assez loin de la plage.  Communion familiale dans la grande bleue. Pendant les vacances, Jacques et moi, nous nous invitions aussi souvent possible chez Huguette et Georges, à la villa. Nous y retrouvions la bande du Réaltor. Football et jeux.

Un été, vous avez fait un échange de maison avec un couple d’enseignants anglais. Laechmortheath, petit village coquet de la banlieue londonienne. Le matin, partie de tennis ou natation dans les installations du collège de nos hôtes anglais. L’après-midi, papa jouait des parties chères du Grosvenor, un club de Londres huppé. Pendant ce temps, avec Jacques et Alain, nous écumions le Cristal Palace dans le centre de Londres et ses machines à sous. En glissant une pièce, on pouvait gagner celles que la roue du milieu faisait tomber de notre côté en tournant. Après des heures et des heures d’entraînement, la mécanique des machines à sous n’avait plus de secret pour nous. Nous jouions à coup sûr. On peut avouer aujourd’hui que nous augmentions nos chances en mettant de la salive sur nos pièces. Le mouvement de la roue devenait plus saccadé et notre moisson plus grande. Penny par penny, nous sommes arrivés à gagner une livre. Nous avions appris les échecs et avec Jacques et Papa, nous faisions ensemble des parties d’échec. Très tendues bien sûr. De temps en temps, Jacques ou moi hurlions « tu m’as déconcentré ! ».  Cet été, notre cousin Philippe de Vierzon nous a accompagnés en Angleterre. Il avait été marqué par Mai 68 et son livre de chevet était « J’irai cracher sur vos tombes » de Boris Vian.

Mai 68. Le folklore des AG au Lycée. Le bagout et la bouille sympa de Dany le Rouge à la télé. Surtout, 2 mois de tennis intensif qui m’ont permis de franchir un cap. Au retour au lycée, un gadget, les lettres ont remplacé les chiffres. Après la grève générale, les choses rentrent dans l’ordre mais un vent nouveau a soufflé. Notre génération sera différente.

Un jour, alors que j’étais en première, Papa m’a menacé de me supprimer l’argent de poche si je n’arrivais pas à l’heure au repas. Dans un club de tennis, les réservations sont aléatoires, on ne sait pas quand on a un court et pour combien de temps. Aussi, j’ai trouvé cela injuste. Pas d’argent de poche, alors pas de lycée ! C’était plus une question de principe car je gagnais mon argent de poche au jeu. Pendant une semaine, je ne suis pas allé en classe mais au club de tennis tous les jours. A la fin de la semaine, je lui ai demandé un mot pour rentrer en classe et il me l’a fait.

En plus, il n’y avait pas d’heure à la maison pour les repas. Maman avait horreur de faire la cuisine et était toujours prise au dépourvu. Qu’est-ce qu’il y a à manger ? « Des pates » était la réponse habituelle de maman. Et en plus, nous avions une femme de ménage. J’ai toujours eu horreur de l’injustice et j’ai toujours dit ce que j’avais à dire. Quelques fois de façon appuyée. J’ai même cassé la table du salon que maman a gardée précieusement en témoignage. On me disait, tu verras quand tu feras ton service militaire. En fait, j’ai été sursitaire pour étude puis dispensé comme soutien de famille.

Maman m’avait raconté que Papa avait dit un jour à propos de l’éducation, probablement à Pépé, « je ne veux pas en faire de petits soldats ». Il avait réussi ! Jacques a failli se faire exclure de la fédération de bridge de Provence parce qu’il avait été en jeans à une remise de prix dans un casino. Alain a eu un blâme parce qu’il avait répondu à un surveillant au lycée Thiers. Blâme que papa a fait sauter dans la photocopie du bulletin de son dossier d’entrée à Louis le grand. Je n’ai jamais capitulé face à un abus de pouvoir.

Un été, Jacques est allé à Vierzon travailler dans l’entreprise Albizzati. Avec l’argent gagné, il s’était acheté une mobylette dont il était très fier. Il s’en servait pour aller au lycée. J’étais resté seul à Toulon pour faire des tournois de tennis. J’en avais fait trois à Marseille. Comme pépé et mémé étaient à Mantes la Jolie chez Gaby, Mademoiselle Thiré s’occupait de moi quand je dormais à Marseille. Bien sûr, elle était au petit soin.

J’avais atteint un bon niveau de tennis, je suis monté de non classé à 15/2. Finaliste de l’omnium de côte d’azur. Champion d’académie par équipe. J’avais plutôt des dispositions. Un an avant, Christian Couturier, le professeur du CSM, avait voulu me convaincre avec insistance de prendre des leçons avec Joseph Stolpa, un grand professeur de Marseille qui a formé certains des meilleurs joueurs français. J’en aurais rêvé mais j’ai refusé car je ne voulais pas que cela coûte quelque chose et bénéficier d’un régime de faveur au sein de la famille. Je n’en ai jamais parlé et je n’ai jamais pris de leçon.

Fait exceptionnel, Papa, Maman, Alain et Frédérique, m’ont accompagné une fois à un tournoi à Marseille, au Tennis Park. Au 3ème tour, je rencontrais une terreur de la région, Mathé. Un prof de gym, une vraie baraque, avec un très beau jeu mais sans malice. A la surprise des gens du club, j’ai gagné, 6/4, 6/4. Et en restant très calme. Il est vrai que pendant mes premières années de tournoi, je faisais beaucoup de bruit sur le court, comme en général personne ne venait me voir jouer, c’était une façon d’attirer l’attention des gens autour du court. Avant de quitter le CSM, j’ai aussi gagné un match mémorable sur le court central dans le grand tournoi du club contre un 4/6 qui venait de battre un –2/6 la semaine précédente. J’étais 15/2 et, même en rêve, je n’aurais jamais pensé gagner ce match.

Pierre Murciani m’avait fait découvrir une salle, en face de la gare, où des vieux bridgeurs tapaient le carton. A 50 centimes, la fiche. J’y suis allé assidument l’après-midi, en terminale, pendant un trimestre.  Ce n’était pas des cadors et je gagnais en moyenne 200 fiches par semaine.

Christian Couturier m’avait proposé d’être éducateur dans le tennis club d’Hyères où il enseignait. Il était très joueur et il m’a amené 2-3 fois,  jouer à la boule, au casino d’Hyères. Ma présence l’aidait à se contrôler. L’entrée y était interdite au moins de 21 ans et j’en avais 17. J’y allais avec des lunettes noires qu’il me prêtait mais les croupiers n’étaient pas dupes. Je savais que l’on ne pouvait pas gagner à la boule mais j’y prenais du plaisir. La tension du jeu. Le flirt de la boule et des cases. La suite capricieuse des numéros.

Avec son partenaire, François Leenhard, Papa a formé l’une des 10 meilleures équipes françaises à cette époque. Chaque année, ils allaient à Paris faire la sélection. Deux styles complémentaires. Le calcul, la rigueur et la prudence de François. Le jeu optimiste, agressif, intuitif mais approximatif de papa. François, un polytechnicien, protestant, fondé de pouvoir dans la banque Martin Morel, célibataire à l’époque, avait fait du bridge le centre de sa vie comme beaucoup de bridgeur.

Nous avons quitté Toulon pour Marseille. La suite logique pour ton bridge. Fini le CSM. Je suis admis en maths sup au lycée à Saint Louis, à Paris. J’ai arrêté provisoirement le tennis que je ne pourrais pas pratiquer dans de bonnes conditions. 

Commentaires

  1. Le fourbe fénéant ! C'est mal connaître le personnage. Enseigne le Tennis 4 heures par jour en pleine chaleur et vous verrez... C'est vrai qu'il y avait des stackanovistes genre Mialovic (est varois) ou Joseph Stolpa du CSMarseille (prof de Françoise Durr , de Balzac Taroksi n°1 hongrois, mais de bien d'autres joueurs nationaux et régionnaux) qui pouvait rester 10 heures à enseigner certains jours (avec une bière à la main). S'il était le fénéant que tu décris Fabrice Santoro dont il était le professeur à l'USAM n'aurait pas été n°1 français.

    Sinon concernant Pierre Murciani tu aurais du raconter l'anecdote du cendrier avec Guiseris (pas trop sur de l'ortographe) - autre joueur de bridge avec qui il avait des tournois internationnaux - lors d'une remise des prix au CSM. Ce soir là le fourbe, un peu jeune avait trouvé son maître...
    Il y avait aussi la peinture verte dans les pommeaux des douches.

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